Reine guerrière
Chapitre Premier
Le soir était tombé sur les
Plaines de Fazor. Les ombres grises du crépuscule avaient chassé les couleurs
verdoyantes de la journée lorsqu’un nuage de poussière se forma à l’horizon. Un
groupe de cavaliers émergea dans le lointain et traversa les prairies du
royaume à vive allure, en direction du château. À l’approche du détachement, les
éclats de voix des gardes sur les remparts retentirent et la herse verrouillant
l’entrée fut levée. Cinq hommes pénétrèrent dans l’enceinte fortifiée, dont les
hautes tours avaient guidé les montures depuis plusieurs kilomètres. Des
étendards bleus ondoyaient aux créneaux sous les vents de saison, comme pour
célébrer la venue des visiteurs. Le profil d’une tête de cheval casquée y était
tissé de fils d’or.
Les résonances de pas ordonnés, rigoureux
et déterminés, accompagnées du bruyant cliquetis de pièces d’armures se firent
bientôt entendre dans les couloirs du palais. À la tête de cette troupe se
distinguait un jeune homme de grande taille, à la silhouette élancée et à la
démarche assurée. À l’observer de plus près, l’on pouvait aisément deviner
qu’il était issu d’une lignée puissante. Son allure princière était avivée par
la noblesse de ses traits et par la richesse de ses apparats : une longue
tunique grise émaillée de quarts de lune cousus d’argent, une épaisse cape de
fourrure brune dont les pans frôlaient le parquet et une tiare d’or blanc
orfévrée. Une soyeuse chevelure noire encadrait son visage fin et tombait en
cascade jusqu’à ses omoplates. Tout dans sa physionomie dénotait l’indulgence
et la tempérance.
Accompagné des guerriers de sa
garde personnelle, l’homme se dirigea avec aisance à travers les dédales du
château. Son regard aux nuances ambrées se porta sur les lourdes pierres
murales taillées irrégulièrement, presque grossièrement, et chargées des
souvenances d’un passé qui volait en éclats depuis peu. Chaque parcelle de la
demeure royale, son aspect rustique, son odeur boisée, son ambiance calfeutrée…
tout lui évoquait une multitude de souvenirs, pour la plupart emplis de joie et
d’insouciance. Il connaissait ces couloirs enchevêtrés pour les avoir parcourus
des centaines de fois, lorsqu’il n’était encore qu’un adolescent accompagnant
son oncle dans ses déplacements diplomatiques. Ce fut avec nostalgie qu’il
s’imprégna de ce décor atypique, si représentatif des us et coutumes des
Amazones, de leur fierté et de leur attachement aux traditions de leurs
ancêtres.
Sans réellement se rendre compte
du chemin accompli, le jeune homme arriva devant une imposante porte en bois
massif. En l’occurrence, sa destination. Les deux battants refermés formaient l’emblème
royal des descendants de Freya : une tête de cheval bardée d’acier. Deux
des guerrières postées devant l’entrée de la salle quittèrent leur immobilité
pour lui ouvrir le passage, tandis qu’un héraut claquait par deux fois son bâton
au sol afin d’annoncer l’arrivée du visiteur.
— Morzan Terinfiel, Souverain des Héritiers de Snotra.
Le jeune roi des Ombres s’avança
de quelques pas, puis dépassa l’entrée et ses gardiennes intimidantes. La salle
dans laquelle il venait de pénétrer était vaste et richement décorée. Les murs
étaient drapés de tentures rouge et bleu, sur lesquelles s’entrelaçaient des
symboles complexes et arrondis. Les piliers qui soutenaient la voûte étaient
recouverts d’anneaux dorés et de figures équestres. Les torchères accrochées
aux cloisons de pierre diffusaient une discrète chaleur, habillant la pièce
d’ombres et de reflets incandescents.
La foule de notables, regroupés
dans la salle et assemblés en une haie d’honneur, s’inclina avec déférence pour
saluer l’arrivée du visiteur. Ce dernier marcha en direction de l’Amazone qui
lui faisait face à l’autre bout de la pièce. Vêtue d’une robe sobre, brune aux
manches amples, elle était installée sur un trône sculpté en bois d’ébène, légèrement
surélevé et entouré de peaux de bêtes. Sa chevelure, blonde aux reflets clairs,
était encerclée d’une couronne d’or et de saphirs.
Morzan s’arrêta quelques mètres
plus loin, ses prunelles braquées sur la souveraine qui le recevait. À l’instar
des autres filles de la Vaillante Freya, la nouvelle reine amazone était de
haute stature et de constitution remarquable. Et bien qu’elle fût moins charpentée
que ses semblables, la toute jeune femme présentait une silhouette athlétique
et des membres galbés, façonnés par les entraînements aux combats et à
l’équitation auxquels elle s’adonnait depuis son âge le plus tendre. Son port
de tête était altier, empli de fierté et de morgue, semblable à celui des
monarques d’autrefois. Elle n’avait pas besoin de ses apparats fastueux pour
que l’on comprenne que le sang d’une ancienne et puissante famille coulait dans
ses veines.
Le jeune homme s’inclina comme
l’exigeaient les usages de ses hôtes, puis se redressa et prit la parole de
sorte que chacun puisse entendre ce qu’il avait à dire.
— Votre Altesse, je vous remercie de m’accorder cette entrevue. Je vous
prie d’accepter ces quelques présents, en gage de mon amitié et de celle de mon
peuple, mais aussi en l’honneur de votre resplendissante beauté.
Il fit signe à deux de ses hommes
de s’avancer. Leurs bras étaient chargés de coffrets remplis de soieries,
d’étoles, de pierreries et de bijoux.
— Nul joyau ne saurait toutefois rendre hommage à l’éclat de votre
regard, Reine Calafas.
Les iris magnétiques de la souveraine
considérèrent le roi avec une intensité redoutable. Elle paraissait insensible
aux flagorneries protocolaires dont ce dernier faisait preuve dans l’unique but
de satisfaire le patriotisme excessif des notables amazones. Plus qu’aucun
autre, ces derniers étaient attachés à la reconnaissance de la splendeur de
leur souveraine. Le sourire aux lèvres, Morzan prenait plaisir à ce jeu de
faux-semblants qui agaçait son homologue. Néanmoins, si on l’avait interrogé
sur ses sentiments, il aurait avoué qu’Idril Calafas était sans conteste la
plus belle de toutes les Amazones peuplant les Plaines de Fazor. Et que son
regard, dont les nuances étaient comparables au plus brut des émeraudes, était
le plus envoûtant de tous ceux qui lui avaient été donnés de contempler. Son
avis n’aurait pas été partagé à ce sujet, car la reine n’était pas
particulièrement jolie, malgré le charme froid de son allure et de ses traits.
Mais l’affection du jeune homme lui était acquise depuis longtemps déjà. La
petite princesse qu’il côtoyait depuis son enfance était devenue une jeune
femme accomplie et il se plaisait à le penser.
L’heure n’était cependant pas à
la nostalgie ni au divertissement. Après avoir gratifié son visiteur d’un
affable hochement de tête, pour ses compliments et ses offrandes, l’Amazone prit
la parole à son tour.
— Soyez le bienvenu en ma demeure, Roi Terinfiel. Que me vaut l’honneur
de votre visite ? Les chevaux chantent à nos oreilles que vous avez des
nouvelles de la Capitale…
Les vibrations de sa voix étaient
fortes, graves, emplies d’assurance, et avaient suscité l’attention pleine et
entière de toute l’assemblée. Le jeune âge de la souveraine n’entachait pas son
autorité naturelle. Dans l’attente d’une réponse, ses prunelles demeuraient
rivées sur le visage de son interlocuteur, cherchant à y déceler un indice –
même le plus infime – concernant sa requête. La missive qu’il avait envoyée
quelques jours plus tôt pour annoncer sa venue ne mentionnait point l’objet de
sa visite. Le message qu’il allait délivrer était d’une importance capitale et
nécessitait d’être annoncé de vive voix plutôt que par l’écriture calligraphiée
d’une lettre.
Le roi soutint le regard
brasillant de la souveraine, tandis qu’il prenait quelques instants de
réflexion pour formuler au mieux sa réponse.
— Vos coursiers sont avisés, votre Altesse, concéda-t-il. Laissez-moi néanmoins vous apprendre que
les Orthodoxes ont refusé notre proposition de reformer le Conseil des Sept. Et
que les rangs du Roi Thorien San’Veck ont dès lors rallié la cause humaine, en
prêtant à nouveau le serment d’allégeance qui unit leur royaume à celui du
Seigneur Nordique.
— Maudits soient les Manieurs de Foudre ! s’indigna
l’assemblée dans un grondement sourd.
— Silence ! tonna la suzeraine.
Son poing, resserré par la
frustration, s’abattit sur l’accoudoir de son trône. Elle n’était pas encore reine
depuis une lunaison qu’elle était déjà confrontée au manque de coopération des
six souverainetés offensées par le Seigneur Nordique. En cherchant à conquérir
des terres et des richesses au détriment des peuples qu’il avait juré de servir
et protéger, Ardiosis Bennefoy avait outrepassé les droits et les pouvoirs que
lui conférait son statut. Et lorsque les six autres monarques avaient témoigné
leur désaccord, il n’avait pas hésité à tous les faire assassiner lors d’un
Conseil tenu en sa capitale. Les Amazones avaient immédiatement déclaré leur
hostilité face à la trahison de celui qui aurait dû être le garant de la paix
et de la prospérité des Sept Royaumes. Idril avait décidé de renier l’autorité
du Seigneur Nordique et de mettre en branle son armée pour protéger ses
frontières. À cet instant, aucun occupant des Plaines de Fazor n’aurait imaginé
la frilosité des autres peuples à suivre leur mouvement de rébellion. La contestation
ne faisait pas l’unanimité parmi les autres royautés, et seuls les Ombres et
leur roi avaient répondu favorablement à l’appel des Filles de Freya.
Le calme revenu, Idril reprit la
parole.
— Qu’en est-il des Hauts-Alfes des contrées de l’Ouest ? demanda-t-elle
d’une voix mesurée, contenant son agacement.
— Il semblerait que leur Gardienne, Dame Eluthiel Gil’Rea, n’ait
pas encore répondu à la proposition du Seigneur Nordique, même s’il est
probable qu’elle refuse de se soumettre à la tyrannie de celui qui a assassiné
son époux. Cependant, aucune position ne peut être avancée trop hâtivement, car
les Enfants de Baldr n’ont pas non plus répondu à notre supplique. Nous ne
savons toujours pas s’ils accepteront de reformer le Conseil des Compagnons et
d’appréhender le Seigneur Nordique pour le sextuple régicide qu’il a commis et
revendiqué. Rien n’est encore joué du côté des Hauts-Alfes. En revanche…
Morzan observa un court silence.
Idril l’interrogea du regard, le pressant d’énoncer la suite.
— … nous pouvons être
assurés que jamais les Nymphes n’oseront se prononcer. Leur neutralité est
légendaire, tout autant que leur répugnance pour les conflits et la guerre.
Elles suivront le plus grand nombre, comme elles l’ont toujours fait, ou elles
se cacheront dans les recoins sombres de leurs bois magiques, en attendant que
le Printemps revienne. Quant aux Druides…
Le jeune homme chercha les mots
qui convenaient le mieux pour la dépêche qu’il voulait livrer.
— Les rumeurs prétendent qu’ils sont prêts à signer un nouveau traité
avec le Seigneur Nordique.
Les traits de la souveraine
amazone n’avaient pas bougé. Son expression hermétique restait identique à
celle qu’elle affichait depuis le début de l’entretien et ses émotions
demeuraient insondables. Le jeune homme connaissait pourtant chacune des
subtilités de son regard émeraude, et son éclat avait soudainement changé. Cette
nouvelle l’avait contrariée, bien plus que celle qui avait initié son discours.
Il le pressentait.
— Le Roi Galdor Fenril est cependant disposé à entendre nos arguments avant
de conclure ce nouvel accord, reprit-il avec sang-froid. Il a d’ores et déjà dépêché son Haut
Conseiller pour venir nous rencontrer…
— J’eusse préféré m’entretenir directement avec lui ! interrompit
brutalement la reine.
Des chuchotements de
désapprobation parcoururent la salle. Le jeune homme observa son homologue
quelques instants, sans mots dire. Idril s’était cette fois-ci retranchée
derrière une expression hostile et colérique, qui ne laissait guère de place au
doute quant à son état d’esprit.
— Quand ce Haut Conseiller est-il supposé arriver ? finit-elle
par lâcher, abrupte.
— Dans trois jours.
Souple de caractère et de
tempérament, Morzan avait repris la conversation d’une voix accommodante, comme
si de rien n’était. Il attira à nouveau l’attention de ses hommes d’un signe
discret de la main, puis leur enjoignit de transmettre à la reine une lettre
cachetée du sceau royal druidique. Idril la parcourut rapidement et Morzan
profita de son silence pour insister et réitérer son engagement auprès des
Filles de Freya.
— Les Ombres font du crime qui a été perpétré envers toutes
les royautés du Gwendir leur priorité. Si nous réussissons à convaincre l’émissaire
de Galdor Fenril de la légitimité de notre action, nous pourrons obtenir
réparation pour cette injustice.
— Mais si nous échouons, ce nouveau traité portera à deux le
nombre de peuples ayant réaccordé leur soutien et leur confiance à
l’Usurpateur, conclut-elle avec un pessimisme mâtiné de colère. Nous ne pourrons le tolérer.
Elle se leva de son trône et
domina l’assemblée de toute sa hauteur.
— Ma décision est prise. J’accepte de recevoir cet
ambassadeur. Que les préparatifs soient organisés dès ce soir.
Plusieurs intendants
s’inclinèrent avant de s’éclipser de la salle pour répondre à l’injonction de
la souveraine. L’audience touchait à son terme.
— Nous n’avons plus qu’à prier les Dieux que les Hauts-Alfes
nous accordent leur bénédiction… ou qu’un autre évènement ne vienne perturber
le cours des choses.
Sur ces paroles, elle fit évacuer
la salle d’un geste de la main, puis quitta son trône pour s’avancer vers son
ami d’enfance. Elle lui adressa un sourire moins formel que les politesses
qu’ils avaient échangées au début de leur entretien et le convia à gagner les
appartements qui lui avaient été attribués. Elle le rejoindrait un peu plus
tard dans la soirée. Morzan lui rendit une expression pleine de tendresse,
s’inclina et rebroussa chemin. Idril resta pensive un long moment, avec pour
seule compagnie celle de sa Chef des armées. Ensemble, elles réfléchirent aux
fâcheuses nouvelles apportées par Morzan, ainsi qu’aux conséquences
qu’impliquait la défection des Orthodoxes et des Druides pour leur stratégie. Puis,
Idril quitta à son tour la salle du trône pour retrouver ses quartiers privés.
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